11/2018 Publication

Autobiographie scientifique

Plutôt qu’une stricte autobiographie scientifique, voici en quelques thèmes choisis ce qui durant les vingt dernières années, m’a préoccupée, caractérisée et plus encore, me tient à cœur aujourd’hui.

L’architecture n’a pas été une vocation qui m’aurait animée depuis l’enfance. Sans m’en rendre compte, l’architecture et le paysage se sont imposés à moi dans mes jeunes années à Casablanca où j’ai vécu 17 ans. Ce sont bien sûr les couleurs, le soleil, la lumière, l’océan et la mer, les textures de la terre. Je me souviens de l’école Jules Ferry, des villas aux murs blanc et des architectures de béton brut, celles puissantes de l’architecte Jean-François Zevaco ou Elie Azagury. Elles ont constitué inconsciemment ma première école et déterminé les choix qui ont inspirés et inspirent encore mon travail.

Décloisonner

Est-ce la Méditerranée, ses rives qui ont vu fleurir tant de civilisations et passer tant d’histoires, je n’ai jamais considéré l’architecture comme un monde clos sur lui-même. Bien au contraire, je l’ai toujours voulu curieuse d’autres disciplines et d’autres créateurs. Ceux-là dont je reçois tant et à qui je tâche d’apporter mon regard et ma sensibilité.
Impliquée dans la vie publique ; pendant neuf ans membre du CESER PACA (Conseil Economique, Social et Environnemental), membre du conseil d’administration durant trois ans de l’Ecole d’Architecture de Marseille Luminy et actuellement membre du Conseil de Développement de la Métropole Aix Marseille. Mon enseignement à Polytech, à l’Ecole des Arts et Métiers d’Aix-en-Provence et en urbanisme à l’université d’Aix-Marseille me permet de rencontrer, d’échanger avec des confrères et des étudiants d’autres horizons. Aujourd’hui je m’implique auprès d’associations d’artistes de l’espace public (C.A.), du Musée de la Mode ou encore du Festival de Danse (C.A.). Découvrir la façon dont les danseurs traversent l’espace contraint qui est le leur, se positionnent, s’appuient sur des repères aussi invisibles qu’essentiels m’a beaucoup appris sur la fluidité, la ponctuation, les temps du mouvement.
Avec un regard rétrospectif, je réalise que ce thème du décloisonnement, de l’ouverture, de l’enrichissement mutuel, de l’engagement, ce plaisir à franchir les frontières expliquent en partie l’éventail des réalisations de l’agence, leur variété, de toutes échelles : publics privés, des logements collectifs ou individuels, des collèges, lycées, musées, bibliothèques et archives, des bureaux, centres de recherche, places, stations de métro, mobiliers urbains…

Epargner la terre

Depuis les premiers pas de notre agence dans l’univers de l’architecture, par goût d’abord, puis peu à peu volonté farouche, nous nous acharnons à économiser le terrain, à le restituer au site, à la collectivité, à la ville par l’architecture construite. L’habitude des aménagements tous azimuts des Trente Glorieuses fait encore croire à un territoire extensif de la France, sans fin, à l’image d’ailleurs trompeuse des Etats-Unis. L’inexorable disparition des terres, partout, appelle un changement radical des pratiques en périphérie des villes, des mégalopoles denses bien sûr, mais pas seulement. Toutes les communes sont concernées. Lotissements proliférant, équipements, zones industrielles et commerciales, routes, parkings, ronds-points, avant d’être réalisés, devraient faire la preuve de leur absolue nécessité. Faire avec l’existant ne suffit-il pas ? Densifié ou reconstruit sur lui-même peut-il faire l’affaire ?

Mutualiser et offrir

Dès notre premier grand projet qui nous a fait connaître en 2006, je propose de mutualiser les deux bâtiments prévus, les Archives et la Bibliothèque départementales des Bouches-du-Rhône, en un seul bâtiment, dense, compact, de l’inscrire dans le viaire existant pour le renforcer, continuer l’histoire en préservant l’ancienne église qu’il est prévu de démolir, d’installer à son chevet un jardin, de l’offrir aux habitants alentour qui en manquent tant.
Même objectif à Martigues. Nous regroupons en un seul bâtiment les trois entités prévues autonomes de la Cité judiciaire désormais distribuées par un vaste hall commun : le Tribunal d’instance, le Tribunal des prud’hommes et la Maison de la justice et du droit. Avec cette solution, évidente a posteriori, nous n’occupons pas toute l’assiette de la parcelle qui nous était impartie. L’espace préservé se métamorphose en un jardin très apprécié.

Aimer la frugalité

Le lycée Simone Weil que nous avons livré à Marseille en 2017 s’étage en restanques. Au lieu d’étaler le bâtiment, nous le condensons en superposant les usages : jardins, parvis, cours de récréation. Et nous restituons au site la moitié du terrain. Il reste poreux. Avec ses arbres en pleine terre, il limite la vitesse de dévalement d’un petit ruisseau, absorbe une partie de ses eaux d’orage. Grâce au toit du gymnase nous offrons une nouvelle place aux habitants du quartier, à côté de l’église Saint-Mitre, leur plus cher désir.
Depuis ce lycée et un peu plus tôt celui de Mallemort, puis le Tribunal de Martigues, la mise en œuvre d’un isolant au sein même du béton améliore le bilan carbone de nos bâtiments. Cette technique évite les isolations intérieures mais aussi extérieures, dispendieuses, souvent fragiles, que les intempéries vieillissent trop vite, permet de substantielles économies d’énergie. Surtout, elle nous autorise désormais à livrer des bâtiments en béton brut, sol, mur, plafond, dehors, dedans, d’éviter carrelage, peinture, faux-plafonds, d’accroitre la présence de la matière, la sensation de masse, la matière pure et sa vérité rassurante.
Aujourd’hui, le respect du territoire et de la planète, cette volonté de ne pas les considérer comme corvéables à merci, rencontrent des problématiques nouvelles. S’annoncent des temps de reconquête, de transformation de ce qui fut bâti souvent sans vergogne. Sujets que j’ai abordés pour la reconquête urbaine d’Ajaccio ou que nous avons traités (dans l’équipe conduite par Christian Devillers en 2015) pour la Métropole d’Aix Marseille. L’épuisement inéluctable des ressources naturelles, les pressions multiformes du réchauffement climatique appellent des modifications radicales des modes de vie, des mobilités carbonées par exemple, le réexamen et la réutilisation pour d’autres usages de leurs infrastructures. Internet modifie avec les réseaux sociaux l’appropriation de la rue et de l’espace public. Les nouvelles habitudes d’achat qu’il autorise menacent à terme les immenses surfaces qu’avec leur parking et les routes qui y mènent, les grandes enseignes commerciales ont dévoré depuis 50 ans. Des paradigmes s’étiolent. La frugalité s’aiguise en fer de lance d’une nouvelle créativité. Pour l’agence, elle s’exprime au quotidien, dans un regard aimable et lucide porté à tout ce qui borde le projet, le côtoie, l’accueille entre friction et empathie. Le site, notre référent premier, nous offre à travers ses contraintes, la possibilité d’inventer. Très tôt, la pente dans sa générosité m’a inspirée. Elle permet de nicher le projet dans les sols et de le projeter vers l’horizon et le ciel. La première architecture est sans doute la grotte, la faille. A la station de métro La Fourragère, à Marseille, nous révélons la puissance chtonienne de l’en-dessous. Elle se révèle dans sa mise à nu par une faille parcourue d’escaliers. La compacité, la masse me sont peu à peu devenues essentielles.

Accueillir et protéger

Je l’ai dit, j’ai grandi au Maroc. Ensuite, j’ai été élevé au bord de la Méditerranée sur laquelle s’ouvre aujourd’hui mon agence. Mon envie de travailler le béton commence là-bas à Casablanca. J’aime sa fluidité puis, une fois solide, sa densité, son expression des forces à l’œuvre dans l’économie de moyens, sa capacité à rejoindre le local, avec ses sables, ses agrégats issus des carrières les plus proches. Avec la pierre, parfois mieux qu’elle, il incarne la puissance et la résistance de la matière, sa compacité, se révèle dans ses subtilités en amoureux de la lumière.
Ceux qui vivent avec le soleil, comprennent ce que cela veut dire. Il ne s’agit pas seulement de l’accueillir. Il faut aussi s’en protéger, tamiser ses rayons, savoir s’en préserver. D’où cette notion d’abri, d’ombre, d’intimité qui, en architecture, se traduit par le refus de tout révéler d’un bloc, sèchement, sans poésie. Ne pas tout énoncer tout de suite laisse place à un peu de mystère, au dévoilement progressif donne au projet cette part d’âme dont il a tant besoin. Au CCR (Centre de Conservation et de Ressources du MuCem – 2013), le béton surgit du sol qu’il poursuit à la verticale, se saisit de sa couleur ocre, puis se découpe en blocs à la blancheur immaculée. Je perçois mon projet comme un marbre, un bloc dense, une roche native que je besogne, creuse, évide, sculpte en fonction de mille paramètres : l’alentour, la lumière, le vent. Peu à peu réactif à la vie qui l’entoure, il prend vie, se débarrasse de sa gangue. La traversée de son épaisseur, juste un moment d’ombre en mouvement, découvre un monde intérieur, mène à un patio et sa lumière, souvenir de l’habitat séculaire de la Méditerranée, de la maison grecque à la kasbah.
Pour plusieurs immeubles de l’ilot Ginko à Bordeaux, cet entre-deux de la ville et du logement s’exprime par des appartements à double orientation, tous traversants, prolongés par des loggias profondes à la générosité spectaculaire. Suivant l’orientation, des ventelles plus ou moins denses, protègent du soleil et des vents dominants.

Renverser les situations dégradées

Il est parfois nécessaire de s’imposer, pour renverser des situations dégradées, redonner un point d’ancrage à ce qui flotte à vau-l’eau. Le Pavillon jaune, pôle pédagogique du Campus Universitaire de Médecine de la Timone, accueille des salles d’enseignement et d’examens pour les étudiants en médecine. Dans un contexte embrouillé, avec son origami de façades couvertes de tesselles jaune, il repère l’entrée de la faculté, signale l’une des réalisations les plus emblématiques de l’architecte Réné Egger, égaye la morosité du boulevard Jean Moulin et ses 40 mètres de largeur, autoroute en pleine ville de Marseille. Même esprit aux Batignolles à Paris. Au pied du Tribunal de Grande Instance du Renzo Piano Building Workshop, notre immeuble de bureaux fait écho au socle du Palais, mais surtout renvoie la lumière, juste un éclat en plein nord sur le Périphérique, grâce à une peau de verre intérieure inclinée et sérigraphiée chromée qui trouble les perceptions et les reflets.

Recoudre, dialoguer avec l’histoire et la nature

A Toulon (livraison 2019), nous travaillons sur la reconversion générale du quartier Chalucet occupé par l’Hôpital désaffecté de la Charité. Une problématique de reconquête, d’urbanisme opérationnel, de mixité, de solutions environnementales poussées pour préserver la planète. La recomposition de l’îlot tisse de nouveaux liens entre la ville haussmannienne, son orthogonalité impeccable et la ville du XXe siècle, plus lâche. Hier clos sur lui-même, nous l’ouvrons avec des parcours Est/Ouest et Nord/Sud, en restaurant des continuités séculaires appuyées sur la Promenade Verte des remparts. Logements, commerces, bureaux pour l’administration du Conseil départemental du Var, École supérieure d’art et de design Toulon Provence Méditerranée, École supérieure internationale de commerce Kedge BS (Christian Devillers architecte), constituent un nouveau cœur au cœur de la ville. Nous restaurons aussi la chapelle néoclassique du vieil hôpital en médiathèque, rajoutons une aile à celle existante, en empathie avec ses rythmes, l’échelle de ses élévations et baies.
La nouvelle identité de Chalucet s’appuie sur la nature, la matrice, le lien et le bien communs. Grâce à elle, une cristallisation s’opère. Nous recomposons le parc (avec Hyl paysagistes), lui donnons plus d’ampleur, créons des jardins de plantes indigènes et méditerranéennes, des îlots de fraicheur, aménageons des bassins et des coursiers d’eau, “fil bleu” d’une nouvelle promenade.

Enchâsser les usages et favoriser l’inattendu

Au fil des années, la complicité de l’espace construit et de la nature a pris une place singulière dans mon travail. Certes la clémence du climat du Sud de la France se prête à la vie en extérieur. Mais c’est une erreur de la croire cantonnée à ces seules latitudes. Tous les pays du nord de l’Europe montrent combien elle sert le projet urbain et architectural. Près d’Aix-en-Provence, nous avons livré Thecamp en 2017 sur un site de 7 hectares. Ce projet marque un approfondissement de nos recherches sur l’articulation, la collusion dedans-dehors, deux corps distincts d’une même entité. Porté par Frédéric Chevalier, ce lieu a été pensé pour faire se rencontrer « startupers », artistes, scientifiques, dirigeants d’entreprises, codeurs, représentants d’ONG, avec l’objectif de se former à un futur commun, d’explorer les usages et créer les environnements technologiques de demain.
Nous n’avions aucune instruction ou cahier des charges, seules les intentions de son fondateur : imaginer un projet atypique, propice aux discussions, à la créativité, à l’innovation, minimal. Nous avons inventé un abri au grand air, dans le paysage et la lumière de la belle Provence. Inspiré par l’habitat traditionnel des nomades, Thecamp se couvre d’une vaste toile (10 mètres de hauteur en moyenne, 7 000 m2), étanche, translucide. La forme triangulaire de cette voile évoque les trois repères naturels du site : la Sainte-Victoire à l’Est, une forêt de pins au Nord et un piton rocheux calcaire à l’Ouest. Ce parasol impressionnant se déploie en trois cônes vers le ciel et abrite 13 cylindres de verre ou « incubateurs », enlacés par un espace ouvert lui aussi protégé, une place au sol de béton désactivé qui rejoint sur le même plan la nature alentour. Les circulations placées à l’extérieur deviennent constitutives de la richesse spatiale, favorisent les économies d’énergie. Tout est calculé pour récupérer les eaux de pluie, casser le Mistral, prendre et tamiser la lumière. Ce dehors et ce dedans, bien que dissociables, constituent une entité insécable, fruit de leur symbiose. Aujourd’hui, au-delà de toute espérance, elle est devenue le cœur de Thecamp, le lieu fluide des échanges permanents, des discussions, du partage des connaissances et des recherches.
Mais au-delà, ce projet nous a permis de développer nos réflexions sur des programmes ouverts, indéfinis, réversibles et les réponses qu’ils peuvent susciter. Thecamp se prête à des usages enchâssés. Il s’offre en lieu susceptible de produire d’autres fonctions, inattendues. Cette question de l’usage multiple, mais aussi de la fluidité évitant les pièges de l’indifférenciation, cherche des réponses appropriées, articulées, nourries par l’évolution des modes de vie qu’elles souhaitent accueillir et entourer. Des recherches que nous développons actuellement sur deux projets de gares à Rosny-Bois-Perrier et Versailles Satory au sein du Grand Paris.

Rien ne s’arrête. Le temps, les projets nous ont nourri, permis, nous l’espérons, d’approfondir, de découvrir, d’avancer.
Décloisonner, épargner la terre, mutualiser, aimer la frugalité, accueillir et protéger, renverser les situations dégradées, recoudre, dialoguer avec l’histoire et la nature, enchâsser les usages et favoriser l’inattendu : voilà notre credo, nos pistes de création pour aujourd’hui et demain.